Même si l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies 1 proclame que tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, bien des pays ont des lois qui interdisent ou limitent certains types d'expressions, notamment les discours incitant à la violence et à la haine. Certains partisans de la liberté d'expression préconisent le débat d'idées ouvert, sans aucune restriction, estimant que le meilleur moyen de lutter contre les discours néfastes passe par l'échange de différents points de vue pour susciter librement une remise en question. D'autres, en revanche, jugent vital de fixer des limites aux discours incitant à la haine afin de protéger les communautés minoritaires du tort que de tels messages peuvent causer 2.
La conception de ce qui constitue des propos acceptables ou non varie de par le monde. Les États-Unis sont reconnus depuis longtemps comme un pays où la protection constitutionnelle de la liberté d'expression est défendue avec vigueur 3. Et pourtant, même là, il existe de nombreuses restrictions à la liberté d'expression, telles que l'interdiction des propos encourageant des « activités illicites imminentes » 4 et la censure du contenu à caractère obscène 5.
Dans d'autres pays, il est jugé plus acceptable de légiférer pour interdire des formes de discours données et même l'expression de certaines opinions. Par exemple, des pays européens ont adopté des lois, conformément à une décision du Conseil de l'Union européenne, afin d'ériger en infraction punissable non seulement l'incitation à la haine, mais aussi la négation publique des crimes de génocide (comme l'Holocauste) ou des crimes de guerre 6. Ailleurs dans le monde, des limites strictes à la liberté d'expression peuvent aller aussi loin que la peine de mort pour sanctionner des crimes tels que l'apostasie, le blasphème ou d'autres propos perçus comme une manifestation d'opposition à la religion dominante 7.
Au Canada, diverses lois aux échelons fédéral, provincial et territorial imposent des restrictions à la liberté d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) 8. Par exemple, aux termes du Code criminel (le Code) 9, le libelle diffamatoire, le fait de conseiller le suicide, le parjure et la fraude constituent des infractions. En 1990, Antonio Lamer, alors juge de la Cour suprême du Canada, a indiqué que les infractions relatives à certains propos ou formes d'expression peuvent être réparties dans les domaines suivants :
[L]es infractions contre l'ordre public, les infractions liées au mensonge, les infractions contre la personne et la réputation, les infractions contre l'administration du droit et de la justice et les infractions contre la moralité publique et contre la conduite désordonnée 10.
Parmi les limites à la liberté d'expression prévues dans les lois, figurent les dispositions dites « anti-haine », qui visent à restreindre la publication et l'expression publique de messages ayant pour but d'inciter à la haine contre les membres de groupes particuliers. Autrement dit, ces dispositions interdisent la propagande haineuse. À cet égard, les deux principales dispositions qui s'appliquent au Canada, à savoir les articles 318 et 319 du Code, imposent des sanctions pénales à quiconque préconise intentionnellement le génocide ou incite à la haine dans un endroit public.
L'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne 11 prévoyait aussi des restrictions à l'égard des communications susceptibles d'exposer une personne à la haine, jusqu'à son abrogation en 2013 12. De telles restrictions sont par ailleurs énoncées dans un certain nombre de lois provinciales sur les droits de la personne 13.
De plus, la plupart des lois sur les droits de la personne en vigueur au Canada interdisent la publication ou la diffusion de messages qui expriment l'intention d'établir une distinction, suggèrent des actes discriminatoires ou visent à encourager autrui à exercer une discrimination 14. La Cour suprême a reconnu que les mesures visant à empêcher la propagation de la haine s'inscrivent dans le plus vaste objectif consistant à lutter contre la discrimination. Dans son examen du Saskatchewan Human Rights Code dans l'arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, la Cour a affirmé que l'« interdiction des représentations qui sont objectivement perçues comme exposant un groupe protégé à la haine a un lien rationnel avec l'objectif d'éliminer la discrimination ainsi que les autres effets préjudiciables de la haine 15 ».
Même si elle a conclu que certaines dispositions de différentes lois au Canada visant à interdire la propagande haineuse constituent des atteintes au droit à la liberté d'expression, la Cour suprême a statué que celles-ci sont en grande partie justifiables aux termes de la Charte et des limites raisonnables qu'elle permet d'imposer aux droits et libertés dans une société libre et démocratique comme le Canada. Selon la Cour, le tort causé par la propagande haineuse est incompatible avec les aspirations à la liberté d'expression et les valeurs de l'égalité et du multiculturalisme énoncées aux articles 15 et 27 de la Charte 16.
La présente étude traite des différents types de restrictions utilisés au Canada pour empêcher la fomentation de la haine et d'autres formes d'expression susceptibles d'être préjudiciables, comme l'apologie du terrorisme ou l'expression de l'intention de commettre des actes discriminatoires. Il y est aussi question des sentences pénales prévues et de la surveillance exercée par les autorités à l'égard des crimes motivés par la haine. Certains aspects du débat entourant les moyens de lutter contre la propagande haineuse sont aussi examinés.
Depuis l'inclusion de la Charte canadienne des droits et libertés dans la Loi constitutionnelle de 1982, certains droits de la personne et libertés fondamentales se sont vu conférer un plus grand poids sur le plan juridique. En effet, toutes les lois canadiennes doivent être conformes à la Charte et sont interprétées par les tribunaux canadiens en conformité avec la suprématie de la Constitution 17.
La liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression est protégée en tant que garantie constitutionnelle fondamentale au titre de l'alinéa 2b) de la Charte, qui y ajoute la « liberté de la presse et des autres moyens de communication ». Les défenseurs du droit à la liberté d'expression font valoir que celui-ci joue un rôle important en tant qu'« instrument de gouvernement démocratique », « instrument de vérité » ou « instrument d'épanouissement personnel » 18.
La liberté de parole est également reconnue comme un droit de la personne et une liberté fondamentale dans la Déclaration canadienne des droits 19. Cette loi fédérale énonce différents droits, comme la liberté de religion et la liberté de presse. Adoptée en 1960, elle est toujours en vigueur. Même si la Déclaration ne fait pas partie de la Constitution du Canada, la Cour suprême l'a décrite comme quasi constitutionnelle, de sorte que les autres lois doivent être interprétées en conformité avec celle-ci 20.
La Cour suprême a reconnu que le droit à la liberté d'expression garanti par la Charte n'est pas absolu. En effet, la Cour a maintenu des restrictions à l'égard de formes d'expression qu'elle a jugées contraires à l'esprit de la Charte, comme les discours haineux, puisqu'ils visent à empêcher le libre exercice des droits d'autrui.
Les garanties prévues par la Charte peuvent donc être assujetties à certaines limites. L'article premier de la Charte énonce que tous les droits et libertés garantis par la Charte « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique ». Autrement dit, une fois que la violation d'un droit garanti par la Charte est établie, les tribunaux doivent déterminer si cette violation, commise par le gouvernement ou une autre institution à laquelle la Charte s'applique, peut être considérée comme justifiée 21. Pour ce faire, les tribunaux doivent mettre en balance les objectifs et les mesures du gouvernement ou de l'institution concernée avec les intérêts de la personne qui se prétend lésée dans ses droits en vertu de la Charte. Par conséquent, il peut arriver que, aux termes de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, une loi ou une partie d'une loi soit jugée inconstitutionnelle et abolie 22 ou, encore, qu'une loi soit jugée constitutionnelle et puisse, de ce fait, légitimement limiter les droits d'une personne garantis par la Charte.
C'est ainsi que différentes lois fédérales imposent des restrictions à la liberté d'expression soit pour respecter l'intention de la loi, soit par voie de conséquence indirecte. Ainsi, le Code criminel érige en infraction le fait de se parjurer, de conseiller le suicide ou de produire de la pornographie juvénile, imposant ainsi des restrictions sur toutes ces formes d'expression. Par ailleurs, l'interdiction de publier les résultats de sondages sur les intentions de vote le jour du scrutin tant que les bureaux de vote sont encore ouverts 23 limite la liberté de la presse au Canada, mais fait en sorte que les électeurs ne soient pas influencés indûment par des sondages de dernière minute.
Les lois provinciales et fédérales sur la diffamation en vigueur au Canada constituent un autre exemple des limites fixées à la liberté d'expression; ces lois ont été adoptées pour protéger la réputation d'autrui. De plus, comme il en sera question plus loin, le Code criminel et les lois provinciales sur les droits de la personne viennent interdire la publication de messages encourageant la haine. Ces exemples démontrent que la liberté d'expression peut être limitée au Canada au profit d'autres valeurs ou objectifs qui se voient conférer une plus grande importance sociale.
Des dispositions relatives à la propagande haineuse ont été ajoutées pour la première fois au Code criminel dans les années 1970 24 à la suite du rapport du Comité spécial de la propagande haineuse au Canada, qui avait recommandé qu'une loi soit instituée pour interdire l'encouragement au génocide et l'incitation à la haine envers certains groupes, lorsque ces activités sont susceptibles d'entraîner une rupture de la paix 25. Ce comité parlementaire spécial, appelé « comité Cohen » du nom de son président Maxwell Cohen, avait été formé à la suite d'une série d'événements survenus dans les années 1960, alors que des groupes néonazis et des partisans de la suprématie des Blancs, qui avaient surtout leurs racines aux États-Unis, sont devenus actifs au Canada. Ces groupes et les individus qui y étaient associés faisaient principalement de la propagande antisémite et anti-Noirs. Le comité a souligné que la liberté d'expression est « hautement estimée » au Canada et qu'elle devrait avoir, dans la plupart des cas, préséance sur les limites juridiques qui pourraient y être imposées 26. Toutefois, le comité a expliqué la nécessité de telles limites dans les cas où « cette liberté peut dégénérer en abus et donner à la qualité même de la liberté une teinte inacceptable 27 ».
Les infractions et les dispositions connexes sur la fomentation de la haine se trouvent aux articles 318 à 320.1 du Code 28 (les articles en question sont reproduits à l'annexe de la présente étude). Peu de poursuites ont été intentées relativement à ces infractions, de sorte que la jurisprudence est extrêmement limitée sur ces questions. Néanmoins, les décisions des tribunaux qui en traitent renferment certaines des principales interprétations judiciaires de l'alinéa 2b) de la Charte.29
Aux termes du paragraphe 318(1), quiconque préconise ou fomente le génocide est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans. Le terme « génocide », défini au paragraphe 318(2), désigne le fait de tuer des membres d'un groupe identifiable ou de le soumettre délibérément à des conditions de vie propres à entraîner sa destruction physique. L'intention d'amener ou d'inciter directement autrui à commettre un génocide est suffisante pour établir l'existence de l'intention criminelle (mens rea), élément essentiel de l'infraction 30.
Conformément au paragraphe 318(4) du Code, « groupe identifiable » désigne toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion, l'origine nationale ou ethnique, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'identité ou l'expression de genre ou la déficience mentale ou physique 31. Aucune poursuite ne peut être engagée en vertu de l'article 318 sans le consentement du procureur général concerné 32 (une exigence qui vise, entre autres choses, à exercer un certain contrôle sur les poursuites pouvant être engagées à l'égard d'accusations relatives à des domaines particulièrement sensibles ou controversés du droit criminel).
Selon le paragraphe 319(1) du Code, quiconque, par la communication de déclarations en un endroit public, incite à la haine contre un groupe identifiable, lorsqu'une telle incitation est susceptible d'entraîner une violation de la paix, est coupable soit d'un acte criminel passible d'un emprisonnement maximal de deux ans, soit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
Suivant le paragraphe 319(2), commet un acte criminel quiconque, par la communication de déclarations autrement que dans une conversation privée, fomente volontairement la haine contre un groupe identifiable (qui a le même sens qu'à l'art. 318). Comme dans le cas des infractions prévues à l'article 318, aucune poursuite ne peut être engagée en vertu de ce paragraphe sans le consentement du procureur général.
Aux termes du paragraphe 319(7), « communiquer » s'entend notamment de la communication par téléphone, radiodiffusion ou autres moyens de communication visuelle ou sonore 33; le terme « déclarations » s'entend notamment des mots parlés, écrits ou enregistrés par des moyens électroniques ou électromagnétiques ou autrement, et des gestes, signes ou autres représentations visibles; et « endroit public » désigne tout lieu auquel le public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou tacite.
Certains termes employés dans les dispositions qui précèdent ont été précisés par les tribunaux canadiens. Dans une décision rendue en 1990, la Cour suprême a notamment indiqué que le mot « haine » désigne une émotion à la fois intense et extrême qui est clairement associée à la calomnie et à la détestation, ajoutant ceci :
La haine suppose la destruction et il s'ensuit que la haine contre des groupes identifiables se nourrit de l'insensibilité, du sectarisme et de la destruction tant du groupe cible que des valeurs propres à notre société. La haine prise dans ce sens représente une émotion très extrême à laquelle la raison est étrangère; une émotion qui, si elle est dirigée contre les membres d'un groupe identifiable, implique que ces personnes doivent être méprisées, dédaignées, maltraitées et vilipendées, et ce, à cause de leur appartenance à ce groupe 34.
En ce qui concerne la notion d'« intention », la Cour d'appel de l'Ontario a signalé qu'elle exclut l'insouciance, mais peut cependant englober l'aveuglement volontaire. Autrement dit, l'accusé devait soit savoir que ses actes auraient pour effet de fomenter la haine, soit à tout le moins savoir ou « soupçonner fortement » que, s'il se renseignait sur les conséquences de ses actes, il en aurait eu la « connaissance réelle » nécessaire pour remplir le critère de l'intention criminelle aux fins de l'infraction 35.
Par ailleurs, toute personne accusée aux termes du paragraphe 319(2) du Code peut se prévaloir de quatre défenses spéciales prévues au paragraphe 319(3). Ces motifs de défense sont les suivants :
Le renversement du fardeau de la preuve à l'égard des accusés, qui doivent prouver la véracité de leurs déclarations, a été considéré comme une restriction justifiable à la présomption d'innocence consacrée à l'alinéa 11d) de la Charte 36. Les personnes accusées en vertu de l'article 318 et du paragraphe 319(1) du Code ne peuvent se prévaloir de ces défenses spéciales.
Enfin, en vertu des articles 320 et 320.1 du Code, un juge peut, pour des motifs raisonnables, rendre une ordonnance de confiscation de propagande haineuse sous quelque forme que ce soit, y compris les données conservées dans un ordinateur. La propagande haineuse s'entend, au sens du paragraphe 320(8), de tout écrit, signe ou représentation visible qui préconise ou fomente le génocide, ou dont la communication par toute personne constitue une infraction aux termes de l'article 319. Il est implicite que ce matériel doit cibler des groupes identifiables. Il suffit de démontrer qu'il s'agit de propagande haineuse pour que le matériel soit saisi – sans avoir à démontrer qu'il est dangereux. Il faut obtenir le consentement du procureur général avant d'appliquer les dispositions sur la saisie et la confiscation.
En 2015, à la suite de l'adoption du projet de loi C-51 (Loi antiterroriste de 2015) 37, un article a été ajouté au Code criminel pour créer une nouvelle infraction visant le fait de préconiser ou de fomenter la perpétration d'infractions de terrorisme, ce que l'on appelle aussi « faire l'apologie du terrorisme ». Bien que distincte des dispositions du Code portant sur la propagande haineuse, la nouvelle infraction interdit de façon analogue toute communication faite intentionnellement ou sans se soucier des conséquences, dans le but de susciter certains comportements néfastes chez autrui.
Aux termes du nouvel article 83.221 du Code, il est interdit de sciemment préconiser ou fomenter, par la communication de déclarations, la perpétration d'infractions de terrorisme en général, sachant que cela entraînera la perpétration de l'une de ces infractions ou sans se soucier du fait que la communication puisse ou non entraîner la perpétration de l'une de ces infractions. Il n'est pas nécessaire d'obtenir le consentement du procureur général pour engager une procédure en vertu de cet article.
Une exception est cependant prévue à l'article 83.221, lequel semble ne pas s'appliquer à une personne dont les déclarations se limitent uniquement à l'infraction visée par l'article en question. Même si la formulation de cette exception laisse place à un certain débat sur sa véritable signification, il est possible qu'elle puisse protéger la liberté d'expression des personnes souhaitant contester la loi ou un aspect de celle‑ci.
Le nouvel article 83.222 porte pour sa part sur la saisie et la confiscation de matériel de propagande terroriste. Comme c'est aussi le cas pour la saisie de matériel de propagande haineuse, le consentement du procureur général est requis avant qu'une procédure puisse être engagée en vertu de cet article.
Une autre disposition importante du Code criminel portant sur les crimes motivés par la haine figure au sous-alinéa 718.2a)(i), qui énonce les différents principes dont le tribunal doit tenir compte dans la détermination de la peine à infliger. Cette disposition prévoit qu'il s'agit de circonstances aggravantes auxquelles la peine doit être adaptée si des éléments de preuve établissent que
l'infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur des facteurs tels que la race, l'origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, la déficience mentale ou physique, l'orientation sexuelle ou l'identité ou l'expression de genre.
Autrement dit, les juges ont la possibilité d'infliger des peines plus sévères dans le cas de crimes motivés par la haine.
Statistique Canada recueille des renseignements sur les incidents criminels déclarés par la police, dont il a été confirmé qu'ils étaient motivés par la haine ou qui sont fortement soupçonnés de l'être, sur la base de la liste de facteurs énumérés au sous‑alinéa 718.2a)(i) (aucun renseignement sur les incidents criminels rattachés à l'identité et à l'expression de genre n'a été déclaré avant 2018, car ces facteurs ont été ajoutés au Code en 2017 38). Comme les données sont compilées par les services de police, elles n'indiquent pas les déclarations de culpabilité prononcées par les tribunaux à l'égard de crimes motivés par la haine. Les statistiques sont présentées sur une base annuelle, ce qui permet aux autorités de surveiller les tendances concernant les crimes haineux commis dans les régions métropolitaines du Canada. Par exemple, en 2016, « la police a déclaré 1 409 affaires criminelles motivées par la haine au Canada; il s'agit d'une augmentation de 3 % [47 affaires de plus] par rapport à l'année précédente 39 ».
Les crimes haineux déclarés par la police englobent un plus large éventail d'infractions que celles énoncées aux articles 318 et 319 du Code. Ils comprennent les crimes violents motivés par la haine, comme les voies de fait simples, les voies de fait graves, les agressions armées ou causant des blessures, ainsi que la profération de menaces. De 2015 à 2016, le nombre de crimes haineux violents a augmenté, passant de 487 à 563 (une progression de 16 %). En 2016, les voies de fait (tous types confondus) ont compté pour 20 % des crimes haineux et la profération de menaces, pour 13 %. Les méfaits, qui comprennent le vandalisme et les graffitis, ont représenté 39 % des crimes haineux 40.
Statistique Canada recueille aussi des renseignements à l'égard d'un autre type d'infraction prévu au paragraphe 430(4.1) du Code, qui interdit de commettre, à l'égard de biens religieux ou d'un bien servant à des fins d'enseignement, à la tenue d'activités ou d'événements à caractère administratif, social, culturel ou sportif (comme une école ou un centre communautaire) ou, encore, d'une résidence pour personnes âgées, un méfait motivé par des préjugés ou de la haine fondés sur la couleur, la race, la religion, l'origine nationale ou ethnique, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'identité ou l'expression de genre ou la déficience mentale ou physique. De manière générale, une personne commet un méfait lorsqu'elle vient volontairement détruire ou détériorer un bien, rendre un bien dangereux, inutile, inopérant ou inefficace ou, encore, empêcher l'emploi ou la jouissance légitime d'un bien 41.
Différentes formes de discours haineux sont aussi interdites par d'autres textes de loi et règlements fédéraux. Par exemple, l'article 8 du Règlement sur la distribution de radiodiffusion interdit de diffuser
des propos offensants ou des images offensantes qui, pris dans leur contexte, risquent d'exposer une personne, un groupe ou une classe de personnes à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'orientation sexuelle, l'âge ou une déficience physique ou mentale 42.
D'autres règlements pris en vertu de la Loi sur la radiodiffusion renferment des dispositions analogues 43. En outre, le Tarif des douanes interdit l'importation de propagande haineuse 44.
Les lois sur les droits de la personne, qui ont pour objectif général d'éliminer la discrimination envers des groupes identifiables, peuvent être utilisées pour lutter contre les expressions de haine, de mépris et de l'intention d'exercer une discrimination ou d'inciter d'autres personnes à le faire. La question de savoir si ces lois devraient comprendre des interdictions visant les discours haineux et la propagande haineuse est débattue depuis un certain temps, et différentes voies ont été suivies sur le plan législatif à cette fin au Canada.
Étant donné que les « droits de la personne » ne font pas partie des chefs de compétence énumérés aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 (qui énoncent la répartition des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux), les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont donc adopté des lois sur les droits de la personne pour résoudre diverses questions relevant de leur compétence 45. Les lois sur les droits de la personne en vigueur au Canada comportent des différences, mais leurs principes et mécanismes d'application sont très similaires, qu'il s'agisse de la procédure pour déposer des plaintes ou des tribunaux institués pour entendre celles-ci et ordonner qu'il y ait réparation, le cas échéant. Chaque loi interdit la discrimination pour des motifs précis tels que la race, le sexe, l'âge ou la religion, et ce, dans le contexte de l'emploi, du logement et des services à caractère public.
Chaque assemblée législative au Canada a adopté une loi sur les droits de la personne pour interdire ou limiter les actes à caractère discriminatoire 46. La Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP), principale loi fédérale en la matière 47, s'applique en règle générale aux sociétés d'État, ministères et organismes fédéraux, ainsi qu'aux entreprises assujetties à la réglementation fédérale 48. La LCDP interdit à tout employeur ou fournisseur de services assujetti à la réglementation fédérale de recourir à des pratiques discriminatoires fondées sur certains motifs illicites, soit la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe (ce qui comprend la grossesse et l'accouchement), l'orientation sexuelle, l'identité ou l'expression de genre, l'état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, la déficience mentale ou physique (y compris la toxicomanie ou l'alcoolisme, passé ou présent) et l'état de personne graciée.
Toutes les lois sur les droits de la personne au Canada, à l'exception de celle du Yukon 49, contiennent une disposition semblable à l'article 12 de la LCDP, qui interdit certaines formes d'affichage, de diffusion ou de publication de messages annonçant l'intention de commettre un acte discriminatoire ou incitant autrui à en commettre un en se fondant sur des motifs de distinction illicite 50. À l'origine, ces dispositions visaient à interdire les types d'affiches utilisées au Canada par certains commerces ou entreprises pour indiquer qu'ils ne serviraient pas les membres de certains groupes raciaux ou ethniques 51. La Commission ontarienne des droits de la personne précise que ces dispositions
autorisent les organismes de défense des droits de la personne à se servir des pouvoirs d'exécution pour contester la publication de l'intention de refuser un logement, un emploi ou des services, comme l'accès à un restaurant ou à un magasin, en raison de la race ou de la religion d'une personne ou d'un autre motif énuméré 52.
Malgré les limites à la liberté d'expression qu'imposent ces dispositions, peu d'attention a été accordée à celles-ci par les observateurs ou les tribunaux canadiens.
Les lois sur les droits de la personne de la Colombie-Britannique, de l'Alberta, de la Saskatchewan et des Territoires du Nord-Ouest interdisent d'une façon ou d'une autre d'inciter à la haine ou au mépris 53. Ces interdictions ont une portée étendue et visent différents types de message, d'affiches, de publications et de communications.
En Alberta, en Saskatchewan, en Ontario, au Nouveau-Brunswick, à l'Île‑du‑Prince‑Édouard et à Terre-Neuve-et-Labrador, les lois sur les droits de la personne énoncent expressément que « rien » dans leurs dispositions ne vise à entraver, ni à restreindre la libre expression. Un tel énoncé figure, dans certains cas, à l'article interdisant de fomenter la haine et, dans d'autres cas, à l'article interdisant les formes de communication indiquant une intention de faire preuve de discrimination. Les tribunaux ont souligné que ces mentions de la liberté d'expression dans les lois de l'Alberta et de la Saskatchewan obligent à concilier l'objectif d'éliminer la discrimination et la nécessité de protéger la libre expression 54.
L'interprétation faite par les tribunaux de différentes juridictions et spécialisés dans les droits de la personne des dispositions en vigueur dans les provinces et territoires du Canada pour interdire la discrimination et la fomentation de la haine révèle que, malgré leurs différents libellés, ces dispositions poursuivent dans une large mesure des objectifs similaires 55. En dépit des différences factuelles dans les causes dont les tribunaux ont été saisis, l'accent mis sur l'examen du contexte dans lequel s'inscrit le message et l'importance accordée à la liberté d'expression ont été passablement bien établis dans la jurisprudence. Là où les lois – et l'interprétation qui en est faite – diffèrent, c'est en ce qui concerne le type de message et de pratique discriminatoire visé, la mention ou non dans le texte de loi de la haine et du mépris et l'obligation de tenir compte ou non de l'intention de l'auteur du message.
Avant d'être abrogé en 2013, l'article 13 de la LCDP portait sur la fomentation de la haine. La constitutionnalité de cet article a été au cœur de certaines des principales affaires dont ont été saisis les tribunaux concernant les mesures législatives visant à interdire les discours haineux au Canada. Les débats sur la question de savoir s'il fallait conserver, réformer ou abroger l'article 13 a fait ressortir les difficultés inhérentes à l'établissement d'un juste équilibre entre la liberté d'expression et la protection des groupes vulnérables.
L'ancien article 13 de la LCDP n'interdisait pas expressément les messages haineux, mais il établissait comme un acte discriminatoire le fait
d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone […] en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication […] pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des [motifs de distinction illicites].
Cet article de la LCDP a été utilisé au départ pour empêcher la diffusion, au moyen des services téléphoniques, de messages fomentant la haine 56. En 2001, le paragraphe 13(2) y a été ajouté pour préciser que le paragraphe 13(1) s'applique aux communications transmises au moyen d'un ordinateur, « notamment d'Internet, ou de tout autre moyen de communication similaire, mais qu'il ne s'applique pas dans les cas où les services d'une entreprise de radiodiffusion sont utilisés ». L'article 13 ne s'appliquait pas aux documents imprimés, à moins qu'un texte imprimé ait été affiché sur un site Internet.
L'ancien article 13 de la LCDP offrait un mécanisme de rechange pour lutter contre la fomentation de la haine, mais de façon complémentaire aux sanctions pénales prévues par le Code criminel afin d'empêcher les manifestations les plus extrêmes de ce comportement. Il existait plusieurs différences importantes entre l'ancien article 13 de la LCDP et les dispositions anti-haine du Code criminel. La plus évidente consiste en la sanction pénale prévue dans le Code à l'égard de la promotion de la haine ou de l'encouragement au génocide. En outre, les dispositions du Code, contrairement à l'ancien article 13, ne limitent pas les types de communications auxquels elles s'appliquent. En outre, selon le Code, le consentement du procureur général est requis avant que des procédures soient engagées (quiconque pouvait déposer une plainte aux termes de l'ancien art. 13 de la LCDP). Enfin, le Code prévoit des motifs de défense pour les personnes visées par une plainte et exige que le plaignant présente des preuves de l'intention précise ou volontaire de l'accusé.
En janvier 2008, un député a parrainé une motion demandant au Parlement d'abroger l'article 13, mais celle-ci a été rejetée 57. En 2011, un projet de loi d'initiative parlementaire qui prévoyait l'abrogation de l'article 13 a été déposé à la Chambre des communes, le projet de loi C‑304, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne (protection des libertés); il a reçu la sanction royale le 26 juin 2013 58.
Des tribunaux de différentes juridictions et spécialisés dans les droits de la personne au Canada se sont penchés sur la constitutionnalité des dispositions sur la propagande haineuse du Code criminel, de l'ancien article 13 de la LCDP et des dispositions interdisant la diffusion de messages haineux prévues dans le Saskatchewan Human Rights Code. La Cour suprême et le Tribunal canadien des droits de la personne ont statué que, même si ces dispositions portent atteinte au droit à la libre expression consacré à l'alinéa 2b) de la Charte, elles constituent des limites raisonnables et justifiables au droit en question.
Le jugement rendu dans l'affaire R c. Keegstra constitue la principale décision portant sur l'interdiction de la propagande haineuse prévue dans le Code. Cette affaire met en cause un enseignant d'une école secondaire de l'Alberta inculpé en vertu du paragraphe 319(2) du Code pour avoir tenu des propos antisémites à ses étudiants. Une courte majorité de quatre juges sur les sept juges de la Cour suprême saisis de l'affaire ont confirmé en 1990 la constitutionnalité du paragraphe 319(2). Dans sa décision rendue par écrit, l'ancien juge en chef Brian Dickson a estimé que le Parlement a reconnu le « préjudice réel » que la propagande haineuse peut causer à des groupes cibles et à la société canadienne en général, notant que le paragraphe 319(2) a pour objectif de prévenir un tel préjudice. À la lumière des éléments de preuve en l'espèce, il est arrivé à la conclusion suivante : « L'objectif du Parlement est appuyé non seulement par les travaux de nombreux groupes d'étude, mais aussi par notre connaissance historique collective des effets potentiellement catastrophiques de la fomentation de la haine 59. »
Son opinion majoritaire indique aussi que les mesures législatives adoptées par le Parlement sont proportionnelles à l'objectif visé et assorties de garde-fous afin de porter le moins possible atteinte à la liberté d'expression (comme la nécessité d'obtenir le consentement du procureur général pour engager des poursuites criminelles). Une argumentation de nature plus philosophique y est aussi présentée au sujet de la nature de la liberté d'expression, pour expliquer que la propagande haineuse apporte peu aux aspirations des Canadiens « que ce soit dans la recherche de la vérité, dans la promotion de l'épanouissement personnel ou dans la protection et le développement d'une démocratie dynamique qui accepte et encourage la participation de tous 60 ».
Dans son opinion dissidente, la juge Beverley McLachlin a conclu que le paragraphe 319(2) ne porte pas le moins possible atteinte à la liberté d'expression, affirmant, entre autres choses, que le terme « haine » a une portée trop large et pourrait englober des déclarations faites pour des raisons « qui n'ont aucun caractère répréhensible » et ainsi avoir « un effet paralysant sur des activités légitimes 61 ». L'opinion minoritaire soulève aussi la question de la gravité de l'interdiction pénale, en demandant « si cette criminalisation est nécessaire », étant donné l'existence d'autres recours mieux adaptés et plus efficaces (dans la LCDP – cette décision est antérieure à l'abrogation de l'art. 13 de cette loi).
Rendue en 1990, la décision clé de la Cour suprême portant sur la constitutionnalité de l'ancien article 13 de la LCDP, l'arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Taylor, mettait en cause John Ross Taylor et le Western Guard Party qui, à l'époque, exploitaient un service de messagerie téléphonique fomentant la haine. Les mêmes juges ayant rendu la décision majoritaire dans l'affaire Keegstra ont conclu que l'article 13 était justifié en vertu de l'article premier de la Charte, comme limite raisonnable imposée à la liberté d'expression dans une société libre et démocratique, même s'il enfreint l'alinéa 2b) de la Charte.
Dans sa décision rendue à la majorité, l'ancien juge en chef Dickson arrive à nouveau à la conclusion que la propagande haineuse pose une grave menace à la société et porte atteinte
à la dignité et à l'estime de soi des membres du groupe cible et, d'une façon plus générale, contribue à semer la discorde entre différents groupes raciaux, culturels et religieux, minant ainsi la tolérance et l'ouverture d'esprit qui doivent fleurir dans une société multiculturelle vouée à la réalisation de l'égalité 62.
Par conséquent, selon l'opinion majoritaire, « [p]uisqu'il s'agit d'une tentative de prévenir les préjudices découlant de la propagande haineuse, l'objet que vise le par. 13(1) est de toute évidence suffisamment urgent et réel pour justifier certaines restrictions à la liberté d'expression 63 ». La Cour a réitéré ses conclusions au sujet de la propagande haineuse, de la Charte et de l'importance de l'objectif législatif du Parlement.
La décision la plus connue du Tribunal canadien des droits de la personne en ce qui concerne la diffusion de propos haineux sur Internet est peut-être celle portant sur un site tenu par Ernst Zundel, militant de la liberté d'expression accusé à plusieurs reprises de diffuser des textes antisémites 64. Cette décision rendue en 2002 a clarifié l'application de l'ancien article 13 à l'Internet et en a confirmé la constitutionnalité. Par la suite, le Parlement a modifié l'article 13 pour préciser qu'il s'applique également aux communications par Internet. Le Tribunal a ensuite invoqué et appliqué la décision rendue dans l'affaire Zundel dans d'autres décisions qu'il a rendues sur la fomentation de la haine sur Internet 65.
Il convient aussi de noter une autre décision rendue en 2014 par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Lemire c. Canada (Commission des droits de la personne). Dans cette affaire, la Cour s'est penchée sur les dispositions relatives aux sanctions de la LCDP prévues en cas d'inobservation, lorsqu'elles étaient appliquées en combinaison avec l'ancien article 13. La Cour a conclu à la constitutionnalité de ces dispositions, étant donné que les sanctions en cas d'inobservation imposées par une loi réglementaire visant à protéger le public ne sont pas nécessairement de nature pénale – comme c'est le cas des sanctions prévues dans le Code criminel. La Cour a conclu que les dispositions de la LCDP représentent un moyen raisonnable « d'imposer une responsabilité financière au titre du dommage causé par le fait de diffamer des groupes ciblés, et […] de décourager la communication de discours haineux afin de réduire la discrimination à l'endroit de ces groupes 66 ».
En 2013, dans l'affaire Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, la Cour suprême s'est penchée sur la constitutionnalité de l'alinéa 14(1)b) du Saskatchewan Human Rights Code, disposition semblable à l'ancien article 13 de la LCDP en ceci qu'elle interdit tout message ou publication qui « expose ou tend à exposer, une personne ou un groupe de personnes à la haine, au ridicule, au dénigrement, ou porte atteinte à leur dignité, pour des motifs illicites de distinction 67 ».
La Cour a suivi la décision qu'elle avait rendue dans l'arrêt Taylor et confirmé que l'interdiction de promouvoir la haine constituait une limite raisonnable à la liberté d'expression. Elle a examiné les dispositions législatives relatives aux propos haineux et les critères que les tribunaux devraient appliquer en pareils cas. La Cour a souligné que les dispositions interdisant les propos haineux devraient être appliquées de façon « objective » en déterminant si « une personne raisonnable informée du contexte et des circonstances pertinents estimerait, d'un point de vue objectif, que les propos exposent ou sont susceptibles d'exposer à la haine les membres du groupe ciblé 68 ». Il ne s'agit donc pas de savoir si l'accusé avait l'intention d'exposer un groupe à la haine, mais si une personne raisonnable serait d'avis que les déclarations ou publications de l'accusé sont susceptibles d'avoir un tel effet.
La Cour a aussi souligné que, en raison de leur tendance à réduire au silence les groupes ciblés, les discours haineux peuvent « fausser ou restreindre l'échange sain et libre d'idées » et ainsi nuire aux valeurs qui sous-tendent la liberté de parole. Cependant, comme seuls les discours « virulents et extrêmes » sont considérés remplir les critères de la définition de « haineux », la Cour a jugé inconstitutionnel le passage de l'alinéa 14(1)b) du Saskatchewan Human Rights Code interdisant les formes d'expression qui ridiculisent une personne ou portent atteinte à sa dignité, et l'a retranché de la disposition en question. Dans ses motifs, la Cour a conclu que les propos de ce genre n'étaient pas assez extrêmes pour justifier que l'on limite la liberté d'expression.
Au cours des dernières décennies, les tribunaux canadiens ont établi un cadre analytique pour définir les formes d'expressions qui devraient être considérées comme de la propagande haineuse et, de ce fait, faire l'objet de sanctions pénales ou être déférées à une commission ou à un tribunal des droits de la personne. Même si la Cour suprême a défendu la constitutionnalité à la fois des modèles fondés sur le droit criminel ou sur les lois sur les droits de la personne, certaines assemblées législatives ont délaissé ce dernier modèle pour lutter contre les discours haineux.
Les partisans d'une ligne de conduite moins contraignante en matière de liberté d'expression ont eu tendance à voir l'inclusion de dispositions anti-haine dans les lois sur les droits de la personne comme un moyen superflu et excessif de restreindre les droits individuels, alors que d'autres ont considéré qu'il s'agissait là d'une façon plus efficace et souple d'empêcher la propagation de la haine. Au cours de la période qui a précédé l'abrogation de l'article 13 de la LCDP, de nombreux observateurs généralement favorables au maintien des mécanismes de plaintes relatifs aux droits de la personne pour lutter contre la propagation de la haine ont convenu que des réformes étaient néanmoins nécessaires dans une certaine mesure à cet égard.
Bien que les tribunaux aient été saisis d'affaires relatives à l'expression de la haine tout au long des années 2000 69, le débat au sujet de cette question a suscité une attention grandissante en 2008 à la suite d'une plainte déposée en vertu de l'article 13 par le Congrès islamique canadien (CIC) contre Rogers Media auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) 70. Dans cette affaire, le CIC alléguait qu'un texte de Mark Steyn publié dans la version en ligne du magazine Maclean's exposait les membres de la communauté musulmane à la haine et au mépris. Cet article avançait, en s'appuyant sur des données démographiques, que le « monde occidental » risquait d'être supplanté par le « monde musulman » 71.
La CCDP a établi que
certains passages de l'article de M. Steyn étaient formulés dans des termes forts, colorés, choisis pour provoquer les discussions et susceptibles de nourrir la polémique, mais qu'ils ne dépassaient pas la limite fixée par la Cour suprême [dans l'arrêt Taylor] concernant la haine et le mépris 72.
Comme elle l'a noté par la suite, la CCDP estime avoir rempli le mandat que lui confère la loi en recevant et en traitant la plainte, puis en rendant sa décision. Toutefois, « de nombreuses personnes qui avaient une perception erronée du rôle de la Commission ont critiqué cette dernière pour le simple fait d'avoir accepté la plainte au départ 73 ». Le CIC a également déposé des plaintes au sujet de ce texte et d'autres articles du magazine Maclean's auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne et du Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique, qui les ont tous deux rejetées 74.
En 2009, la maison d'édition McClelland & Stewart a publié un livre intitulé Shakedown : How Our Government Is Undermining Democracy in the Name of Human Rights critiquant les commissions canadiennes des droits de la personne et préconisant en particulier l'abrogation de l'article 13 de la LCDP. Écrit par Ezra Levant, ce livre relatait l'expérience de cet avocat et journaliste qui avait fait l'objet d'une plainte pour incitation à la haine devant la Commission des droits de la personne de l'Alberta pour avoir publié de nouveau les caricatures controversées du prophète Mahomet 75. Grand succès de librairie au pays, le livre de M. Levant a attiré une attention considérable sur la question de la réforme de l'article 13 76.
Dans le but de répondre aux différentes préoccupations exprimées, la CCDP a publié deux rapports en 2008 et en 2009, dans lesquels un certain nombre de réformes ont été proposées. Le premier rapport a été préparé par Richard Moon, un professeur d'université dont les recherches ont porté en grande partie sur la liberté d'expression. Ce dernier a recommandé l'abrogation de l'article 13 et le recours accru à l'article 320.1 du Code criminel par la police et les procureurs de la Couronne pour traduire en justice les auteurs de crimes haineux 77. Le second rapport, à savoir le rapport spécial au Parlement produit par la CCDP elle-même et intitulé Liberté d'expression et droit à la protection contre la haine à l'ère d'Internet, a fait mention de la recommandation du professeur Moon, mais la Commission a plutôt suggéré de « modifier » l'article 13 au lieu de l'abroger 78.
Au cours de l'étude du projet de loi C-304 par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes 79, qui mènerait à l'abrogation de l'article 13 de la LCDP, des témoins ont reconnu que des réformes étaient nécessaires, mais aussi que le fond du débat avait changé 80. Le B'nai Brith, notamment, qui avait fait campagne activement pour conserver l'article 13 par le passé, s'est dit en faveur de son abrogation. Comme le vice-président exécutif de l'organisme, Frank Dimant, en a informé le Comité :
B'nai Brith Canada s'est servi au fil des ans de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne comme moyen pour combattre l'expression haineuse […] Toutefois, comme organisation progressiste de défense des droits de la personne, nous reconnaissons que cet article est souvent utilisé à tort et cause beaucoup de difficultés à différentes personnes. Par conséquent, nous appuyons pour le moment l'abrogation de l'article 13.
Je tiens à vous dire clairement que ce n'est pas de gaieté de cœur que nous en sommes venus à cette décision. Toutefois […] à moins de mettre en place d'autres mesures de protection, cette abrogation nuira à la lutte de la population canadienne contre ceux qui incitent à la haine 81.
Depuis l'abrogation de l'article 13 de la LCDP, une tentative d'intégrer de nouvelles dispositions contre les propos haineux dans une loi portant sur les droits de la personne a eu lieu à l'Assemblée nationale du Québec, où le projet de loi n° 59, Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes, a été déposé le 10 juin 2015 82. Ce projet de loi avait entre autres pour objectif de lutter contre les discours haineux et les discours incitant à la violence. Bien que le projet de loi ait été adopté par l'assemblée législative, les dispositions qu'il contenait relativement aux discours haineux en ont été retirées à la suite d'une motion approuvée à l'unanimité 83. La motion prenait note de l'accueil largement défavorable réservé aux dispositions prévues pour lutter contre les discours haineux et réitérait que l'Assemblée nationale reconnaît l'importance fondamentale de la liberté d'expression pour le bon fonctionnement d'une société libre et démocratique.
Les discours et les crimes haineux sont devenus une source d'inquiétudes grandissante au cours des dernières années, comme en témoignent les données de Statistique Canada et le flux constant de nouvelles traitant de la montée, dans de nombreux pays, de groupes d'activistes diffusant des messages de haine à l'encontre de certaines ethnies ou religions ou, encore, des immigrants. Cette situation autorise à penser que la haine demeure une force active et une faille humaine qui n'est pas près de disparaître.
Au Canada, les tribunaux ont indiqué clairement que des limites raisonnables peuvent être fixées à la liberté d'expression afin de lutter contre les propos haineux. Cependant, toute limite de cette nature fera l'objet d'un examen minutieux pour assurer qu'elle porte le moins possible atteinte à la liberté d'expression et établit un juste équilibre avec les autres mesures qui protègent celle-ci. Sous l'effet de l'évolution de la société et des progrès technologiques, il ne fait aucun doute que la façon dont nos lois tentent de limiter les méfaits de la propagation de la haine continuera de susciter des débats et la recherche de solutions nouvelles.
* La présente publication renferme du contenu tiré de Julian Walker, Les lois canadiennes anti-haine et la liberté d'expression, publication no 2010-31, Ottawa, Service d'information et de recherche parlementaires, Bibliothèque du Parlement, 27 mars 2013. [ Retour au texte ]
† Les études générales de la Bibliothèque du Parlement sont des analyses approfondies de questions stratégiques. Elles présentent notamment le contexte historique, des informations à jour et des références, et abordent souvent les questions avant même qu’elles deviennent actuelles. Les études générales sont préparées par le Service d’information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque, qui effectue des recherches et fournit des informations et des analyses aux parlementaires ainsi qu’aux comités du Sénat et de la Chambre des communes et aux associations parlementaires, et ce, de façon objective et impartiale. [ Retour au texte ]
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