Au Canada, les Autochtones sont beaucoup plus susceptibles d’être incarcérés que les non-Autochtones, et l’écart entre les taux d’incarcération de ces deux groupes continue d’augmenter. De nombreuses commissions, notamment la Commission d’enquête sur l’administration de la justice et les Autochtones du Manitoba, la Commission royale sur les peuples autochtones et la Commission de vérité et réconciliation, se sont penchées sur la question de la surreprésentation des Autochtones dans le milieu carcéral. Elles ont cerné de nombreux facteurs qui ont contribué au problème, dont le colonialisme, le racisme ainsi que le traumatisme intergénérationnel causé par les pensionnats autochtones et la « rafle des années 1960 ».
En 1996, le Parlement a modifié le Code criminel (le Code) afin d’y ajouter l’alinéa 718.2e), qui exige que les juges, au moment de la détermination de la peine, tiennent compte du contexte et des circonstances propres aux délinquants autochtones ainsi que de toutes les sanctions possibles autres que l’emprisonnement qui pourraient convenir. Cette disposition vise à réduire le taux d’incarcération des Autochtones au Canada.
La Cour suprême du Canada a examiné pour la première fois l’alinéa 718.2e) dans l’affaire R c. Gladue (1999). Dans cet arrêt, la Cour suprême a statué qu’au moment de déterminer la peine à infliger à un délinquant autochtone, le juge doit examiner ce qui suit : 1) « les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux »; et 2) « les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou [de ses] attaches autochtones ». Ces principes sont connus sous le nom de « principes de l’arrêt Gladue ». Dans l’affaire R c. Ipeelee (2012), la Cour suprême a réaffirmé ces principes et en a élargi la portée.
Les principes de l’arrêt Gladue sont appliqués de différentes façons. Certaines provinces ont créé des tribunaux Gladue spécialisés à l’intention des personnes qui s’identifient comme Autochtones. Une autre méthode courante pour mettre en œuvre les principes de l’arrêt Gladue consiste à préparer et à examiner des rapports spéciaux, appelés des rapports Gladue, lesquels peuvent fournir au juge qui prononce la peine des renseignements sur le contexte et les circonstances propres à un délinquant autochtone, et proposer des sanctions convenables autres que l’emprisonnement qui sont accessibles dans la collectivité du délinquant.
Le juge qui prononce la peine peut envisager différentes solutions de rechange à l’incarcération, comme des processus de justice réparatrice ou une peine dans un pavillon de ressourcement, qui est adapté aux délinquants autochtones. Les mesures de rechange (on parle également de déjudiciarisation) sont une autre option et permettent à l’accusé d’éviter des poursuites tout en le tenant responsable de ses actes.
Les principes de l’arrêt Gladue et leur application ont été décrits comme étant injustes du fait des facteurs à prendre en considération au moment de déterminer la peine, lesquels diffèrent selon qu’une personne est autochtone ou non autochtone. La Cour suprême du Canada a toutefois attribué ces critiques à un manque de compréhension des principes et a affirmé que les possibles différences entre les peines des Autochtones et celles des non-Autochtones seront fondées sur les circonstances propres à chaque personne relativement aux principes de détermination de la peine.
La mise en œuvre des principes de l’arrêt Gladue s’est heurtée à différentes difficultés. Même s’ils ont été conçus pour s’attaquer au taux d’incarcération élevé des Autochtones au Canada, le nombre et la proportion de délinquants autochtones dans les établissements correctionnels fédéraux continuent d’augmenter. Parmi les défis à relever figure la coordination difficile des programmes Gladue, étant donné que chaque province et territoire est responsable de la mise en œuvre des principes sur son territoire. Cette situation s’est traduite par des différences profondes dans la disponibilité des programmes et des rapports Gladue d’un bout à l’autre du pays. Un manque de financement et de ressources à cet égard est un autre obstacle qui persiste partout au pays. Les dispositions du Code qui exigent des peines minimales obligatoires pour certains actes criminels constituent quant à elles un dernier obstacle. Ces dispositions limitent le pouvoir discrétionnaire du juge qui prononce la peine et peuvent entraver l’application des principes établis dans l’arrêt Gladue.
Déterminer une juste peine pour une infraction criminelle n’est pas une tâche facile. Cette tâche est parfois d’autant plus complexe lorsqu’il s’agit d’un délinquant 1 autochtone 2. La présente étude générale, qui se penche sur principes de la détermination de la peine pour les délinquants autochtones, vient compléter la publication de la Bibliothèque du Parlement rédigée par Julia Nicol et intitulée La détermination de la peine au Canada, qui présente un examen global de la question au Canada 3.
La Cour suprême du Canada a qualifié la surreprésentation des Autochtones dans la population carcérale canadienne de « crise » et de « problème social […] urgent 4 ».
Bien qu’ils ne forment que 5 % de la population canadienne, en date de janvier 2020, les Autochtones représentaient à eux seuls 30 % des délinquants purgeant une peine dans un établissement correctionnel fédéral, comparativement à 18 % en 2001 5. Les statistiques de 2016 font état de données similaires pour les établissements correctionnels provinciaux et territoriaux 6.
Les statistiques sur l’incarcération des femmes autochtones sont encore plus alarmantes. En effet, en janvier 2020, les femmes autochtones représentaient 42 % de la population carcérale féminine dans les établissements correctionnels fédéraux 7. D’après Lorraine Whitman, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada, ces statistiques « sont symptomatiques des systèmes colonialistes, racistes et sexistes, tant passés que présents, à l’égard des femmes des Premières Nations, métisses et inuites 8 ». Par ailleurs, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a conclu que « [l]a pauvreté, l’insécurité alimentaire, les problèmes de santé mentale, la toxicomanie et la violence font tous partie de l’héritage colonial historique et actuel du Canada. Ils sont également les facteurs systémiques qui mènent à l’incarcération des femmes autochtones 9. »
Les jeunes autochtones aussi sont surreprésentés dans les établissements correctionnels canadiens. Même s’ils ne forment qu’environ 8 % des jeunes Canadiens, ils totalisent, en 2017-2018, 43 % des jeunes (de 12 à 17 ans) admis dans les services correctionnels des neuf provinces ou territoires qui ont compilé des données en la matière 10.
Bien que la proportion de délinquants autochtones incarcérés ait augmenté, les taux d’incarcération ont diminué de manière générale, pour les populations tant autochtones que non autochtones. Cependant, la baisse du taux d’incarcération dans la population autochtone a été beaucoup plus lente. En effet, de 2006 à 2016, le taux d’incarcération fédéral des délinquants non autochtones a reculé de 11,6 %, tandis que celui des délinquants autochtones a diminué de 2,2 % 11. Malgré cette baisse, le nombre total de délinquants autochtones incarcérés a bondi de 43,4 % entre 2010 et 2020 12, ce qui s’explique en partie par l’augmentation globale de la population autochtone au Canada 13.
Selon le Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada, outre le fait que les Autochtones accusent des taux d’incarcération généralement plus élevés, les détenus autochtones sont aussi
classés de façon disproportionnée et placés dans des établissements à sécurité maximale, surreprésentés dans les incidents de recours à la force et d’automutilation, et, historiquement, étaient plus susceptibles d’être placés et détenus plus longtemps en unités d’isolement (isolement cellulaire) 14.
Les délinquants autochtones sont également plus susceptibles que les délinquants non autochtones de purger une plus grande partie de leur peine avant d’obtenir une libération conditionnelle et ils ont un taux de récidive beaucoup plus élevé, ce qui signifie qu’ils sont plus sujets à être condamnés pour de nouvelles infractions ou renvoyés en détention après leur libération 15.
Les expériences des Autochtones au sein du système de justice pénale ont été examinées en profondeur dans le cadre de bon nombre de rapports et d’enquêtes de divers gouvernements, institutions et autres organismes. L’un des premiers rapports sur les difficultés auxquelles se heurtent les Autochtones dans le système de justice pénale a été produit par l’Association correctionnelle du Canada en 1967 et s’intitule Les Indiens et la loi 16. Ce rapport a inspiré par la suite beaucoup d’autres études et rapports sur des questions semblables et les problèmes auxquels se heurtent les peuples autochtones. Par exemple, le Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba, publié en 1999, fait figure d’étude parmi les plus complètes sur les expériences des Autochtones au sein du système de justice pénale 17. Plusieurs commissions, comme la Commission royale sur les peuples autochtones et la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR), ont été mises sur pied pour étudier les difficultés auxquelles doivent faire face les Autochtones au Canada, et s’y attaquer en proposant ou en préconisant des changements susceptibles d’avoir des effets positifs sur les peuples autochtones et sur les efforts de réconciliation 18.
Les rapports de ces commissions ont mis au jour un certain nombre de facteurs qui contribuent aux taux d’incarcération disproportionnés parmi les Autochtones, tels que le passé colonialiste, la discrimination et les traumatismes intergénérationnels causés par les pensionnats autochtones et la « rafle des années 1960 » 19. Selon la CVR,
[l]es conditions actuelles, telles que le nombre disproportionné d’Autochtones incarcérés et victimes de crimes, et le nombre disproportionné d’enfants autochtones pris en charge par les agences de protection de l’enfance, peuvent être attribuables, en partie, à la façon dont les enfants autochtones ont été traités dans les pensionnats et aux séquelles que leur a laissées le fait d’être privés d’un environnement caractérisé par des rapports parents enfants favorables, la présence de dignes dirigeants communautaires et un sentiment d’identité et d’estime de soi positif 20.
Pour corriger la situation, Perry Bellegarde, chef national de l’Assemblée des Premières Nations, plaide en faveur « d’un système de justice qui accepte les traditions juridiques des Premières Nations et qui met les lois des Premières Nations sur le même pied d’égalité que le droit civil et la common law 21. »
Tant dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) que dans les Appels à l’action de la CVR, on demande l’intégration des coutumes et traditions autochtones dans le système de justice pénale 22. La DNUDPA propose quant à elle des façons de bâtir des relations respectueuses entre les collectivités non autochtones et autochtones du monde entier et de reconnaître les systèmes de croyances et les modes de vie propres aux peuples autochtones 23. Les articles 5 et 34 reconnaissent explicitement l’importance des formes traditionnelles de justice autochtone :
Article 5
Les peuples autochtones ont le droit de maintenir et de renforcer leurs institutions politiques, juridiques, économiques, sociales et culturelles distinctes, tout en conservant le droit, si tel est leur choix, de participer pleinement à la vie politique, économique, sociale et culturelle de l’État.
[...]
Article 34
Les peuples autochtones ont le droit de promouvoir, de développer et de conserver leurs structures institutionnelles et leurs coutumes, spiritualité, traditions, procédures ou pratiques particulières et, lorsqu’ils existent, leurs systèmes ou coutumes juridiques, en conformité avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme 24.
De même, dans les Appels à l’action de la CVR, il est question de réconciliation entre collectivités autochtones et non autochtones. Dans son rapport final, la CVR formule 18 recommandations portant précisément sur le système de justice, comme la formation des avocats et des étudiants en droit sur les questions autochtones, le financement de nouveaux pavillons de ressourcement et des programmes correctionnels axés sur la culture 25.
Voici le libellé de l’appel à l’action 42 :
Nous demandons aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de s’engager à reconnaître et à mettre en œuvre un système de justice autochtone qui soit compatible avec les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones, en plus d’être conforme à la Loi constitutionnelle de 1982 et à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, à laquelle le Canada a adhéré en novembre 2012 26.
Le chef Bellegarde ajoute que « les juges et les procureurs de la Couronne doivent être plus sensibles aux circonstances des délinquants autochtones et offrir d’autres solutions que l’incarcération 27. » C’est aussi le point de vue adopté par le Parlement et la Cour suprême du Canada, laquelle, en faisant référence à l’arrêt Gladue, a affirmé que « les tribunaux canadiens n’avaient jusqu’alors pas tenu compte des circonstances particulières propres aux délinquants autochtones, malgré leur pertinence dans l’imposition de la peine 28. » Toutefois, l’efficacité des réponses législative et judiciaire à la question de la représentation disproportionnée des Autochtones dans le système correctionnel a fait l’objet de nombreux débats.
En 1996, le Parlement a adopté le projet de loi C-41, qui a modifié plusieurs dispositions du Code criminel (le Code) sur la détermination de la peine 29. Une des dispositions, l’alinéa 718.2e), a notamment été adoptée dans le but de « régler le problème de l’incarcération excessive au Canada, et plus particulièrement celui, plus aigu, de l’incarcération disproportionnée des [A]utochtones 30. » Voici le libellé de la cette disposition modifiée en 2015 :
718.2 Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :
[...]
e) l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité.
Cette disposition vise à reconnaître et à corriger les injustices historiques auxquelles doivent faire face les peuples autochtones, ainsi qu’à accepter que de nombreux groupes autochtones peuvent avoir une conception de la justice différente de celle qui repose essentiellement sur la mise en détention. L’alinéa 718.2e) a fait l’objet de différentes interprétations par les tribunaux et a suscité des réactions mitigées de la part du milieu juridique, des groupes autochtones et de la population, pour ce qui est tant des principes qu’il sous-tend que de la façon dont il a été appliqué.
En 1999, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision au sujet de la détermination de la peine infligée à Jamie Tanis Gladue, une Autochtone qui avait plaidé coupable à l’accusation d’homicide involontaire pour la mort de son conjoint de fait. C’était la première fois que la Cour suprême rendait une décision en tenant compte de l’alinéa 718.2e) du Code. Même si elle a confirmé la peine imposée par le juge qui avait prononcé la peine, la Cour, à l’unanimité, en a profité pour donner des directives quant à l’application de l’alinéa 718.2e). Plus précisément, elle a conclu que le juge qui prononce la peine a l’obligation de prendre connaissance d’office des facteurs systémiques ou historiques distinctifs pouvant être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone s’est retrouvé devant les tribunaux, ainsi que des procédures de détermination de la peine et des sanctions qui peuvent convenir au délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones 31.
Dans l’arrêt R. c. Ipeelee rendu en 2012, soit près de 15 ans après l’arrêt Gladue, la Cour suprême du Canada s’est de nouveau penchée sur la question de la détermination de la peine des délinquants autochtones dans le contexte de l’alinéa 718.2e) du Code. L’affaire Ipeelee porte sur les cas de Manasie Ipeelee et de Frank Ralph Ladue, deux délinquants autochtones condamnés pour ne pas avoir respecté leurs ordonnances de surveillance de longue durée. La Cour suprême du Canada a profité de l’occasion pour clarifier la situation et corriger ce qu’elle considérait comme des « erreurs » dans l’application de l’alinéa 718.2e) à la suite de l’arrêt Gladue 32.
La Cour suprême du Canada a insisté sur le fait que, selon le libellé de l’alinéa 718.2e) du Code, l’on doit accorder « une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones, étant sous entendu que ces circonstances sont substantiellement différentes dans le cas des délinquants non autochtones 33. » Selon la Cour, ces circonstances englobent deux éléments majeurs :
(A) les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux;
(B) les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones 34.
Des facteurs tels que « [d]es années de bouleversements et de développement économique » ont conduit à une série d’inégalités qui ont été plus durement ressenties par les Autochtones que par le reste de la population 35. Voici quelques uns des facteurs historiques à prendre en compte, comme la Cour suprême le propose dans l’arrêt Gladue, au moment de déterminer la peine dans les cas de délinquants autochtones :
Bien que la Cour suprême ait reconnu que des délinquants non autochtones puissent aussi subir les effets négatifs d’une série de facteurs systémiques et historiques, elle a fait valoir du même souffle que la situation des délinquants autochtones diffère de celle des non-autochtones en ce sens que, parmi les premiers, beaucoup « sont victimes de discrimination directe ou systémique, beaucoup souffrent des séquelles de la relocalisation, et beaucoup sont dans une situation économique et sociale défavorable 37. » La Cour a conclu également qu’en raison de ces facteurs systémiques et historiques, les délinquants autochtones sont plus fortement touchés par l’incarcération, car le milieu carcéral est souvent culturellement inadapté et un « lieu de discrimination patente » à leur égard 38.
Selon l’arrêt Gladue, le juge qui prononce la peine d’un délinquant autochtone doit prêter attention aux facteurs historiques et systémiques particuliers qui ont pu contribuer à ce que le délinquant soit traduit devant les tribunaux 39. Il n’est toutefois pas nécessaire d’établir un lien de causalité entre les circonstances propres à un délinquant autochtone et l’infraction pour laquelle celui-ci se retrouve devant les tribunaux 40. La Cour d’appel de l’Ontario a adopté l’approche suivante pour déterminer s’il existe ou non un lien suffisant entre les circonstances propres à un délinquant autochtone et l’infraction qu’il a commise :
Pour que l’origine autochtone d’un délinquant puisse avoir une incidence sur la peine qui lui sera finalement infligée, il faut que les facteurs systémiques et historiques qui touchent les Autochtones au sein de la société canadienne aient eu des effets sur la vie du délinquant d’une manière qui 1) agit sur la culpabilité morale, ou 2) indique les types d’objectifs de détermination de la peine à prioriser en l’espèce 41.
Cette approche n’a pas été adoptée officiellement ailleurs au pays. Dans l’arrêt Gladue, la Cour suprême du Canada affirme que s’il est établi que ces facteurs ont considérablement contribué à ce qu’un délinquant autochtone soit traduit devant les tribunaux, le juge qui prononce la peine doit déterminer si l’incarcération serait dans l’intérêt de la collectivité à laquelle le délinquant appartient ou s’il vaudrait mieux envisager d’autres solutions susceptibles d’être plus bénéfiques 42.
Dans bien des cas, déterminer la peine dans une optique de justice réparatrice, en imposant, par exemple, des travaux communautaires ou la rédaction d’une lettre d’excuses, peut s’avérer plus approprié, puisque c’est peut être le seul moyen de prévenir la récidive et d’assurer la guérison individuelle et sociale 43.
Selon ce qu’a affirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Gladue, l’un des problèmes communs aux procédures classiques de détermination de la peine utilisées dans le système de justice pénale canadien, lorsqu’elles sont appliquées aux délinquants autochtones, est « que les idéaux traditionnels de dissuasion, d’isolement et de dénonciation sont souvent très éloignés de la vision qu’ont ces délinquants et leur communauté de la détermination de la peine 44. » Bien que le Code insiste sur les principes de détermination de la peine dans une optique de justice réparatrice pour tous les délinquants 45, ces principes sont d’une importance capitale dans l’application de l’alinéa 718.2e) pour les délinquants autochtones, puisque les idéaux de justice corrective font partie intégrante de nombreuses conceptions traditionnelles de détermination de la peine 46. Les principes de justice réparatrice sont axés sur la réparation des torts causés par le crime en tenant le délinquant responsable de ses actes et en donnant aux parties touchées par un crime – la ou les victimes, la collectivité et le délinquant – l’occasion de déterminer leurs besoins respectifs 47. L’adéquation d’une sanction, selon une approche de justice réparatrice, doit tenir compte de ces besoins 48.
Dans l’arrêt Gladue, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’il « arrive souvent que l’incarcération ne soit pas la bonne solution pour les délinquants autochtones et leur communauté, surtout dans le cas d’infractions mineures ou sans violence 49. » Selon la Cour, les sanctions rattachées à la communauté, ou collectivité, coïncident davantage avec la conception autochtone de la détermination de la peine et, généralement, avec les besoins des Autochtones et de leurs communautés 50. Quand il est question d’envisager des sanctions autres que l’incarcération à l’intérieur ou à l’extérieur de la collectivité, « le terme “collectivité” devrait recevoir une définition assez large pour inclure tout réseau de soutien et d’interaction qui pourrait exister en milieu urbain 51. »
De nombreux systèmes et traditions juridiques autochtones intègrent des pratiques et des objectifs de justice réparatrice et ont inspiré diverses pratiques en la matière dans le système de justice pénale canadien. Au cours de l’histoire, dans de nombreux systèmes juridiques autochtones, « les priorités étaient la guérison, la réconciliation et la réinsertion, si pas la première intervention 52. » Cela ne signifie pas pour autant que les approches de justice réparatrice ont toujours eu préséance sur des mesures plus punitives lorsque la sécurité des personnes ou de la collectivité autochtone l’exigeait 53. Bon nombre de systèmes juridiques autochtones sont très adaptables et ont été décrits comme étant « une source de mécanismes proactifs et réactifs complexes tentant de mettre en place et de préserver une sphère sociale stable et prévisible pour les communautés autochtones 54. »
Que le délinquant soit autochtone ou non, l’objectif fondamental de la détermination de la peine « consiste à déterminer une peine qui tienne compte de toutes les circonstances entourant l’infraction, le délinquant, les victimes et la communauté 55. » L’alinéa 718.2e) ne modifie pas ce principe essentiel, mais il exige que les juges chargés d’infliger les peines changent la méthode utilisée dans le choix de peines justifiées, en leur demandant de prendre en considération les circonstances propres aux délinquants autochtones 56.
La collectivité à laquelle appartient un délinquant autochtone peut souvent avoir une conception de la justice qui ne repose pas sur les principes conventionnels de détermination de la peine 57. Dans certains cas, il convient d’accorder plus de poids aux principes de justice corrective au moment de déterminer la peine appropriée. Dans l’interprétation qui a été faite de l’alinéa 718.2e), on reconnaît cette différence possible de priorités en matière de détermination de la peine et le pouvoir discrétionnaire des juges d’« adapter les sanctions d’une manière porteuse de sens pour les peuples autochtones 58. » En raison de ce pouvoir discrétionnaire, « [d]ans certaines circonstances, la durée de la peine infligée à un délinquant autochtone pourra être inférieure à celle de tout autre délinquant, alors que dans d’autres, elle pourra être identique 59 ». Ce pouvoir permet également au juge qui prononce la peine, lorsque cela est approprié pour le délinquant autochtone et sa collectivité, d’envisager d’autres solutions que l’incarcération 60, de la façon décrite à la section 3.3 de la présente étude. Plus le crime dont un délinquant autochtone a été reconnu coupable est violent, plus grande est la probabilité que les sanctions imposées ressemblent à celles qui seraient normalement infligées à un délinquant non autochtone pour le même crime 61.
Dans l’arrêt Ipeelee, le juge Lebel affirme que « [l]es juges chargés d’infliger la peine doivent plutôt accorder une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones pour fixer une peine véritablement adaptée et appropriée au contexte d’un cas donné 62. » Même pour les crimes les plus graves, les juges chargés d’imposer les peines doivent appliquer les principes établis dans l’arrêt Gladue dans les affaires où des délinquants autochtones sont mis en cause. Le non respect de cette exigence « entraînerait aussi l’imposition d’une peine injuste et incompatible avec le principe fondamental de la proportionnalité » et « constitue une erreur justifiant une intervention en appel » 63. L’incidence de l’imposition de peines minimales obligatoires à des délinquants autochtones est un important facteur à prendre en considération; elle est examinée à la section 4.2 de la présente étude générale.
Aux termes de l’alinéa 718.2e) du Code, le juge qui prononce la peine est tenu d’examiner « toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances » et « la situation particulière du délinquant autochtone » 64. Cela ne relève pas d’une décision discrétionnaire. Le seul pouvoir discrétionnaire du juge réside dans « la détermination d’une peine juste et appropriée 65. » Bien qu’il n’existe aucune manière établie pour orienter le juge qui prononce la peine en ce qui a trait à son obligation de prendre en considération les facteurs systémiques et la situation particulière d’un délinquant autochtone, le juge doit reconnaître ces facteurs d’office 66. Une personne peut par ailleurs renoncer à son droit à ce que sa situation de délinquant autochtone soit prise en compte dans la détermination de sa peine 67.
Que le délinquant autochtone réside dans une réserve ou ailleurs, il appartient au juge qui prononce la peine de s’informer des solutions de rechange à l’incarcération qui existent à l’intérieur ou à l’extérieur de la collectivité à laquelle appartient le délinquant 68.
La question de savoir si un juge de première instance s’est acquitté ou non de l’obligation que lui impose la loi de prendre en considération la situation particulière d’un délinquant autochtone peut faire l’objet d’un examen si une peine est contestée en appel devant un tribunal d’instance supérieure 69. Cet examen est grandement facilité lorsque le juge qui prononce la peine fournit des motifs pour expliquer la procédure qu’il a suivie dans sa prise en compte des circonstances propres au délinquant 70.
Aux fins de l’alinéa 718.2e) du Code, par « délinquant autochtone » on entend « au minimum, tous les [A]utochtones auxquels s’appliquent l’art. 25 de la Charte et l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 71. » Cela comprend toutes les personnes qui choisissent de s’identifier comme étant membres d’une Première Nation, métisses ou inuites 72. Selon les données recueillies lors du Recensement de 2016, le Canada compte 1 673 785 Autochtones, soit 4,9 % de la population totale 73.
Dans l’arrêt Gladue, la Cour suprême du Canada a confirmé que les dispositions de l’alinéa 718.2e) s’appliquent à tous les délinquants autochtones où qu’ils résident, à l’intérieur comme à l’extérieur d’une réserve, dans une grande ville ou dans une zone rurale 74. Même en l’absence de soutien ou de solution autre que l’emprisonnement qui soit appropriée dans la collectivité du délinquant autochtone, le juge qui prononce la peine doit quand même faire tous les efforts pour trouver une « solution de rechange adaptée et utile 75. »
Il s’est avéré que les principes énoncés dans l’arrêt Gladue s’appliquent non seulement aux délinquants condamnés, mais aussi dans plusieurs autres circonstances « où la liberté d’un Autochtone [est] en jeu 76. » Parmi les exemples de situations où les principes de l’arrêt Gladue ont été appliqués, mentionnons des décisions d’une commission de révision concernant des personnes déclarées non criminellement responsables ou inaptes à subir leur procès, des procédures d’extradition et des décisions relatives à des libérations conditionnelles 77. Les principes de l’arrêt Gladue s’appliquent également aux décisions correctionnelles concernant des délinquants autochtones et prises en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition 78. Plus précisément, « les circonstances d’un délinquant autochtone doivent être prises en considération dans les décisions concernant la classification de sécurité, le placement pénitentiaire, les transfèrements en établissement et l’isolement préventif 79. »
La création des tribunaux Gladue est l’un des moyens utilisés pour mettre en œuvre les lignes directrices établies par la Cour suprême du Canada. Les tribunaux Gladue sont des tribunaux criminels ordinaires qui appliquent le droit canadien en se prononçant sur les mises en liberté sous caution, en déterminant la peine pour des délinquants autochtones et, parfois, en menant des procès tout en intégrant les connaissances et les traditions autochtones 80. Habituellement, lorsqu’un accusé s’identifie comme étant autochtone, un assistant parajudiciaire l’informe du processus d’un tribunal Gladue. Dans certains palais de justice dotés d’un tribunal Gladue, ce dernier ne siège qu’un nombre de jours déterminé par semaine ou par mois. Au nombre des modifications qui sont apportées dans un tribunal Gladue, mentionnons les cérémonies traditionnelles, comme les cérémonies de purification par la fumée, avant l’ouverture de l’audience, ou le recours à des cercles de détermination de la peine, où tous les participants s’assoient ensemble, sans égard à leur niveau hiérarchique, pour discuter de l’infraction et des solutions possibles.
Le premier tribunal Gladue a été créé en 2001, dans l’ancien hôtel de ville de Toronto. À ce jour, cinq provinces (la Colombie Britannique, l’Alberta, la Saskatchewan, l’Ontario et la Nouvelle-Écosse) et les trois territoires se sont dotés de tribunaux criminels spécialisés dans les affaires autochtones 81. Ces tribunaux spécialisés ne sont toutefois pas nécessairement accessibles partout dans les provinces et territoires cités.
L’importance des rapports Gladue a été soulignée dans le Rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. L’appel à la justice 5.15 est ainsi formulé :
Nous demandons aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux et à tous les intervenants du système de justice de considérer l’utilisation des rapports Gladue comme un droit et de leur attribuer des ressources adéquates. Nous demandons également que des normes nationales soient élaborées pour les rapports Gladue, y compris la préparation de rapports axés sur les forces 82.
Habituellement, un rapport Gladue est un rapport présentenciel ou un rapport d’enquête sur le cautionnement, et est souvent produit par des intervenants spécialisés auprès des tribunaux Gladue à la demande du juge, de l’avocat de la défense ou du procureur de la Couronne dans l’affaire. Un rapport Gladue renferme des informations sur le délinquant autochtone, son histoire familiale et le contexte communautaire, qui aident le juge à déterminer la peine la plus juste possible pour le délinquant autochtone. Le rapport aide le juge à appliquer les principes énoncés dans l’arrêt Gladue en donnant de l’information sur les circonstances qui pourraient avoir contribué à ce que le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux, ainsi que les sanctions autres que l’emprisonnement qui sont possibles dans la collectivité du délinquant autochtone 83. Un rapport Gladue peut contenir des informations sur l’histoire personnelle et familiale du délinquant en ce qui concerne :
Dans le cadre du processus de rédaction d’un rapport Gladue, on s’efforce autant que possible d’avoir des entretiens approfondis avec les membres de la famille et de la collectivité, ainsi qu’avec l’accusé lui-même, mais la portée de cet exercice peut être limitée en fonction des ressources.
Il est possible de produire des rapports Gladue en dehors des tribunaux Gladue. Chaque province et territoire – même les provinces qui n’ont pas de tribunaux de ce genre – a ses propres lignes directrices, officielles ou non, pour l’élaboration et l’utilisation des rapports Gladue 85. Des appels ont été lancés afin de rendre la rédaction d’un rapport Gladue obligatoire pour tous les délinquants autochtones qui risquent une peine d’emprisonnement. À ce jour, l’Alberta est la seule province qui exige un rapport Gladue en bonne et due forme en pareilles circonstances 86. Ailleurs, les cours d’appel ont établi généralement ce qui est suffisant pour se conformer aux exigences de l’arrêt Gladue, ce qui peut comprendre un rapport Gladue complet ou un rapport présentenciel avec une composante Gladue 87.
L’accès aux rapports Gladue, et en particulier le financement prévu pour ces rapports, varie grandement d’une province et d’un territoire à l’autre 88. À certains endroits, le gouvernement provincial ou territorial finance directement l’élaboration des rapports Gladue ou des sections portant sur les principes de l’arrêt Gladue des rapports présentenciels 89. À d’autres, l’aide juridique peut accompagner les délinquants autochtones pour qu’ils obtiennent des services en la matière 90. Et à d’autres encore, il n’y a pas de fonds publics consacrés aux rapports Gladue 91.
En vertu de l’alinéa 718.2e) du Code, le tribunal doit examiner « toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité. » Cela vaut pour tous les délinquants, mais une attention particulière doit être accordée à la situation des délinquants autochtones. Lorsque l’on envisage de prendre des mesures autres que l’emprisonnement, il existe de nombreuses options, dont certaines visent précisément à aider les délinquants autochtones. Il convient d’ailleurs de souligner que le juge qui prononce la peine n’est pas tenu d’accepter les recommandations en la matière faites par l’avocat de la défense ou le procureur de la Couronne, même lorsque les deux formulent des recommandations d’un commun accord 92.
Parmi les solutions autres que l’incarcération, mentionnons les processus de justice réparatrice, comme la médiation entre la victime et le délinquant, la concertation réparatrice et les cercles de conciliation 93. L’objectif des programmes de justice réparatrice est la guérison et la réparation des torts causés, ainsi que la réinsertion du délinquant dans la collectivité 94.
Dans un programme de mesures de rechange, de nombreuses options reposent sur la justice réparatrice. Le Code définit les « mesures de rechange » comme des mesures autres que « le recours aux procédures judiciaires 95 ». Elles permettent de déjudiciariser le dossier de la personne en question, qu’elle soit autochtone ou non, tout en la tenant responsable de ses actes grâce à d’autres moyens, comme l’imposition de travaux communautaires, de programmes de traitement ou de consultation, ou de programmes de réconciliation entre victimes et délinquants, pour ne nommer que ceux-là 96. Des mesures de rechange peuvent être prises avant que des accusations soient portées ou après. Par ailleurs, certains programmes de mesures de rechange sont conçus spécialement pour les Autochtones.
Il est également possible de purger une peine dans un pavillon de ressourcement plutôt qu’en milieu carcéral. Les pavillons de ressourcement sont conçus pour répondre aux besoins des délinquants autochtones 97. Après avoir été condamné, un délinquant autochtone peut demander à purger une partie ou la totalité de sa peine dans un pavillon de ressourcement. Ces pavillons offrent aux délinquants autochtones la possibilité d’obtenir des services adaptés à leur culture et respectueux des croyances et des valeurs traditionnelles des collectivités autochtones. Les programmes proposés dans ces pavillons ont pour but de favoriser la réadaptation des délinquants et de leur permettre d’acquérir les compétences nécessaires à leur réinsertion sociale. Les intervenants dans les pavillons de ressourcement travaillent en étroite collaboration avec des aînés et encouragent la participation aux cérémonies et aux pratiques traditionnelles pour favoriser la guérison et préparer les délinquants à leur libération. Ces pavillons sont ouverts aux délinquants autochtones et non autochtones, mais tous les participants doivent se conformer à leurs règlements et autres exigences 98. On compte actuellement 10 pavillons de ressourcement au Canada, lesquels sont gérés soit par le Service correctionnel du Canada (SCC), soit par un organisme autochtone communautaire partenaire que finance le SCC 99.
Les délinquants peuvent demander à purger leur peine dans un pavillon de ressourcement ou à y être transférés à la date prévue de leur libération afin d’y passer la période de mise en liberté sous condition, ce qui est une forme de libération graduelle du système correctionnel. Lorsque le SCC reçoit une demande de transfèrement vers un pavillon de ressourcement, il examine le risque que le délinquant concerné représente pour la sécurité du public, comme le risque d’évasion, et sa capacité d’adaptation à la structure et aux attentes du pavillon de ressourcement. Pour obtenir leur transfèrement dans un pavillon de ressourcement, les délinquants doivent obtenir une classification de sécurité minimale; les demandes des délinquants classés à sécurité moyenne étant examinées au cas par cas 100.
Les distinctions que créent entre délinquants autochtones et non autochtones les principes établis dans l’arrêt Gladue soulèvent des critiques. Comme il est précisé dans l’arrêt Ipeelee, certains considèrent en effet que changer la détermination de la peine n’est pas le moyen le plus approprié de s’attaquer à la surreprésentation des délinquants autochtones 101. On laisse également entendre que les lignes directrices de l’arrêt Gladue offrent essentiellement aux délinquants autochtones « une réduction de peine fondée sur la race » et qu’elles font en sorte que l’on réserve un traitement spécial et des peines moins sévères aux délinquants autochtones 102.
Selon la Cour suprême du Canada, ces critiques découlent principalement « de problèmes fondamentaux d’interprétation et d’application tant de l’al. 718.2e) que de [sa] décision dans l’affaire Gladue 103. » La Cour reconnaît cependant que « le processus de détermination de la peine ne constituera pas le seul – ni même le principal – moyen de résoudre le problème de surreprésentation des Autochtones dans les établissements carcéraux », et insiste sur le fait que « [l]e juge chargé de déterminer la peine joue un rôle certes limité, mais important 104. »
La Cour suprême du Canada a souligné que même si l’objectif de l’alinéa 718.2e) « est de réduire le niveau tragique de la surreprésentation des [A]utochtones dans la population carcérale 105 », il ne faut pas pour autant interpréter cette disposition « comme exigeant une réduction automatique de la peine, ou la remise d’une période justifiée d’incarcération, pour la simple raison que le délinquant est autochtone 106. » La Cour a ajouté que le fait qu’un tribunal tienne compte des circonstances particulières des délinquants autochtones n’est pas inéquitable envers les délinquants non autochtones 107. Répondant aux critiques selon lesquelles le traitement spécial prévu pour les délinquants autochtones dans cette disposition est contraire au principe de parité 108, le juge Lebel a expliqué ceci :
En pratique, la similarité demeure une question de degré. Les tribunaux ne verront sans doute jamais deux délinquants partageant une expérience de vie identique, qui auraient commis le même crime dans exactement les mêmes circonstances. L’alinéa 718.2b) exige simplement que toute disparité entre les sanctions imposées à différents délinquants soit justifiée. Dans la mesure où l’arrêt Gladue mène à l’imposition de sanctions différentes aux délinquants autochtones, ces sanctions se justifieront en raison des circonstances particulières dans lesquelles ils se trouvent – des circonstances rationnellement liées au processus de détermination de la peine. De plus, les tribunaux doivent veiller à ce qu’une application formaliste du principe de parité dans l’imposition des peines ne fasse pas échec à l’objectif réparateur de l’al. 718.2e) 109.
Au fil des ans, on a eu beaucoup de difficulté à réaliser l’objectif de réparation de l’alinéa 718.2e) du Code, lequel consiste à remédier à la surreprésentation des Autochtones au sein de la population carcérale au Canada. Même si, globalement, les taux d’incarcération continuent de baisser au Canada, y compris chez les délinquants autochtones, le nombre et la proportion de délinquants autochtones dans les établissements correctionnels fédéraux continuent d’augmenter 110.
Le manque de ressources est l’un des principaux obstacles à l’efficacité des mesures prévues à l’alinéa 718.2e) et des principes énoncés dans l’arrêt Gladue. Il n’y a pas de coordination pancanadienne des programmes Gladue, et ce ne sont pas toutes les provinces ni tous les territoires qui offrent des services Gladue complets, comme des tribunaux Gladue et des services spécialisés de rédaction de rapports Gladue. Et même là où des programmes Gladue existent, on ne produit pas nécessairement des rapports Gladue pour tous les délinquants autochtones, « à cause d’un manque de ressources et de sensibilisation 111. » Parmi les problèmes les plus courants, notons le nombre limité de rédacteurs de rapports Gladue auxquels les tribunaux peuvent faire appel, ainsi que le manque de fonds pour répondre à la demande pour de tels rapports. C’est pourquoi il arrive qu’un rapport Gladue ne contextualise pas correctement les agissements d’un délinquant, que la composante Gladue soit minime dans un rapport présentenciel, ou qu’il n’y ait pas du tout de rapport ou de composante Gladue 112.
Une autre difficulté tient à la divergence entre les principes énoncés dans l’arrêt Gladue et les lois qui requièrent des peines minimales obligatoires pour certaines infractions 113. Cela a pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire du juge qui prononce la peine de prendre en compte les circonstances particulières d’un délinquant autochtone pour lui infliger une peine appropriée. Bien que les principes de l’arrêt Gladue doivent toujours être pris en considération dans toutes les affaires concernant des délinquants autochtones, les juges ne peuvent pas envisager des solutions autres que l’incarcération ou des peines inférieures aux peines minimales obligatoires pour des infractions données 114. En outre, la Couronne n’est pas tenue de tenir compte de l’identité autochtone d’un accusé lorsqu’elle demande l’imposition d’une peine minimale obligatoire, ce qui peut limiter les options offertes au juge qui prononce la peine 115.
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